
Quel est le point commun entre la French Theory et les Frites ?
Il en va de la « French Theory » comme des « French Fries » : le terme a plus de sens aux États-Unis qu’en France, où l’on se demande même en vertu de quoi il est apparu. Pour ce qui est des french fries, cela se résume en quelques mots : en émigrant en Amérique du Nord, les Irlandais emportent avec eux leur culture, leurs recettes et leur langue, dans laquelle « french » signifie « coupé en morceaux ».
Mais tout le monde n’est pas spécialiste du vieux gaélique, et la méprise est telle qu’en 2003, quand le gouvernement français s’oppose à la guerre en Irak, certains outre-Atlan-tique proposent de débaptiser les frites pour les renommer « freedom fries ». En France, l’attaque n’atteint pas sa cible : on sait ici que les frites sont belges et que la french fry relève d’une réalité fantasmée, quasi-circonscrite au contexte nord-américain. La French Theory, c’est un peu pareil mais avec moins d’huile.
Au tournant des années 80, la « théorie française » s’impose comme une référence absolue outre-Atlantique. Alors que le mot « déconstruction » entre dans le langage courant, les noms d’une quinzaine de penseurs français disparates acquièrent une aura que l’on peut comparer à celle des stars hollywoodiennes. En vedette absolue : Jacques Derrida, qui inspira même un personnage de bande dessinée (Doctor Deconstructo, super-héros pervers et chevelu) ainsi qu’un film de Woody Allen, Deconstructing Harry, fadement traduit en français par Harry dans tous ses états. En anglais, la « déconstruction » derridienne, malgré le flou qui l’entoure, entre dans le langage courant, pour désigner l’action analytique consistant à montrer que les discours signifient autre chose que ce qu’ils énoncent.
Aux côtés de Derrida, à distance raisonnable : Michel Foucault, Jean Baudrillard, Jacques Lacan, Julia Kristeva, Hélène Cixous, Louis Althusser, Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze et Felix Guattari mais aussi Roland Barthes et quelques autres. Ce petit panel de penseurs, qui dans la France de l’après 68 se trouve placé en marge du discours dominant – la parole y étant alors plutôt donnée aux fades « nouveaux philosophes » – exercera pendant deux décennies une certaine forme de domination sur les campus américains, par le truchement des départements de littérature.
Ainsi, de Baltimore à Berkeley, plusieurs générations d’étudiants lisent avec ferveur et fébrilité Histoire de la sexualité de Foucault, La Condition postmoderne de Lyotard ou L’Anti-Oedipe de Deleuze & Guattari.

French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, de François CUSSET
Ces textes (ceux-là et bien plus encore), critiques et difficiles, s’inscrivent profondément dans l’imaginaire américain jusqu’à irriguer la pop culture, de la musique électronique à la science-fiction hollywoodienne, du pop art au roman cyberpunk – si bien qu’un journaliste du Washington Post comparera cette « invasion française » à « l’invasion de la musique pop anglaise une décennie plus tôt ».
Pourtant, plus encore que les Rolling Stones et les Beatles, les philosophes en question n’ont pas manqué de s’opposer dans des controverses nombreuses, formant en réalité tout sauf un corpus homogène et consensuel : il n’y a dans ce qu’on appelle « la théorie française » pas de communauté de thèses, de thèmes ou de méthode. Il y a, par contre, des œuvres diverses et singulières qui ont entretenu entre elles des rapports parfois conflictuels mais presque toujours féconds (la French Theory passant notamment par les nombreux « entretiens croisés » entre auteurs français, donnant au public américain l’impression d’un corpus homogène).
Il existe toutefois quelques lignes directrices partagées : ainsi François Cusset, auteur du culte French Theory (2003), premier ouvrage publié en français sur « l’aventure américaine de la théorie française », identifie-t-il l’importance de la structure et du signe, la relecture de Freud, Nietzsche et Heidegger, mais aussi la critique de la philosophie triomphante, qui s’est cru un temps capable de représenter la vérité du monde.
Catégorie a priori artificielle, la French Theory a pourtant marqué une époque de l’histoire des idées et eu de véritables effets sur le réel. Les campus américains ont été un terreau fertile où, à la faveur parfois de « malentendus créateurs », les concepts ont pu rebondir d’un texte à l’autre, prendre parfois des directions nouvelles ou une puissance inédite. Posant de manière polyphonique la question de la différence, du pouvoir et des normes, la French Theory, sans jamais vouloir faire « École », a contribué à une ouverture aux minorités raciales et politiques, au féminisme et à l’homosexualité, contribuant à l’apparition des cultural studies (études culturelles), gender studies (études de genre) ou postcoloniales studies (études postcoloniales). Autant de champs de la recherche qui irriguent aujourd’hui la jeune pensée hexagonale, par l’intermédiaire d’œuvres anglophones… écrites dans le sillage de ladite théorie française.
La boucle est bouclée, vous reprendrez bien quelques frites ?